vendredi 24 janvier 2014

TERATOMACHIES ET METAMORPHOSES BURLESQUES CHEZ LUCIEN DE SAMOSATE ET QUELQUES ILLUSTRES CONTINUATEURS

         (Texte français d'une conférence  donnée dans le cadre du Convegno Internazionale di Studi             sull'Umorismo).



Certes l'époque où vivait Lucien n'était pas particulièrement propice au rire et à la bonne humeur. Le II° siècle en Syrie et dans tout le monde romain était un temps dangoisses et dinterrogations métaphysiques, où florissaient des sectes de toute sorte; les prophètes, les messies, vrais et faux, abondaient. Renan, A.France dans sa délicieuse Thaïs, Saint Paul lui-même, nous en offrent des témoignages concordants. Qu'on se rappelle les types réels ou fictifs d'Apollonius de Thyane, d'Alexandre d'Abonotique, de Pérégrinus, de Simon de Giton. «  Ces erreurs mêmes et ces chimères étaient comme une prière de la terre en travail, comme les essais infructueux d'un monde cherchant sa règle et aboutissant parfois, dans ses efforts convulsifs, à de monstrueuses créations destinées à l'oubli (...) le milieu du 1° siècle est une des époques les plus mauvaises de l'histoire ancienne" (Renan, Histoire du christianisme ; les Apôtres chap XVII).
Lucien est lui-même l'auteur d'un ouvrage satirique et dénonciateur sur Alexandre d'Abonotique, thaumaturge et imposteur qui prétendait, comme Alexandre de macédoine, être issu de Zeus par la médiation divine d'un serpent[1].

En somme, c'est une ère où pullulent les visions, les miracles, les hallucinations collectives, une époque mystique et illuminée. Mais pour des
esprits forts, des intelligences lucides comme celle de Lucien, ce spectacle grouillant est bien plutôt pitoyable. Il va alors s'engager dans un combat pour la vérité et contre l'hypocrisie et la folies ambiantes, combat qui prendra le visage du rire et de la dérision. Dans le dialogue de La mouche, il nous confie combien pour lui lunivers humain est ridicule, bas et mesquin; “ γ γρ πειδ τχιστα ξετζων τ κατ τν βον γελοα κα ταπειν κα ββαια τ νθρπινα πντα ερισκον, πλοτους λγω κα ρχς κα δυναστεας, καταφρονσας ατν κα τν περ τατα σπουδν σχολαν τν ληθς σπουδαων πολαβν νακπτειν τε κα πρς τ πν ποβλπειν πειρμην.
Les premiers regards que je jetai sur la vie humaine m'ayant fait voir que tout ici-bas est ridicule, misérable, sans consistance, je veux dire les richesses, les dignités, le pouvoir, le mépris que m'inspirèrent ces objets dont je considérais la recherche comme un obstacle à l'étude de ceux qui sont vraiment dignes de nos soins, me fit diriger les yeux vers la contemplation de l'univers».
Et il va tourner ses regards … vers la lune[2] !

1- glossolalies et délires verbaux
L’invention d’univers parallèles et fabuleux, mais pas toujours idéaux, sert de contrepoids à l’insuffisance humaine; non qu' une création entièrement bonne, où le mal n’aurait pas de part, vienne se substituer dans l’inconscient humain à celle qui est notre lot, comme pour contenter l’aspiration frustrée à l’absolu qui existe en chacun d’entre nous, souvenir d’un temps mythique où notre âme vivait dans le monde des idées, pour reprendre la belle image de Platon; non; mais plutôt, il semble que ces chimères procèdent d’un légitime désir de montrer que le mal n’est pas un apanage de la réalité.
Lucien, Syrien, fils d'un sculpteur de statuettes et lui même ancien élève sculpteur, comme il le conte dans Le Songe, connaît bien la statuaire antique, qui souvent prend pour sujet des monstres (dieux syriens et leurs ennemis, le plus souvent en train de combattre). «
 Mon père faisait allusion à ces petites figurines de cire que je me plaisais à façonner, étant gosse. Une fois sorti de l'école, je prenais de la cire et la modelais de telle sorte que je créais des images de bœufs et de chevaux ; il m'arrivait même, par Zeus, de fabriquer des portraits humains !
16. Dès que la Science m'eut exposé à une telle vision et à une si fervente vénération, je revins dans ma patrie, me débarrassant entre-temps de ma pauvre tunique afin de revêtir une robe splendide. Peu après, je vis mon père, debout, et la Science lui montra, non seulement mes habits somptueux, mais aussi l'être que j'étais devenu et mon retour triomphal
 », écrit-il dans cet opuscule mi autobiographique, mi allégorique.
Au commencement, donc, il y eut une métamorphose…
Ayant renoncé à suivre ce glorieux destin, aurait-il couché sur le papier les créatures monstrueuses qu'il n'avait pas voulu façonner dans l'argile?
La virtuosité manuelle ne lui avait pas été donnée... en revanche, celle des mots, cette faculté jubilatoire de créer des vocables en même temps que des êtres, il l'eut plus que tout autre.
On a assez dit que Lucien n'avait pas la primeur des créatures fantastiques; toute l'antiquité en est remplie; du centaure Chiron, divin éducateur d’Hercule, aux sirènes d'Homère, du Minotaure, contrepoids tragique du Centaure, à la monstrueuse Gorgone ou aux Erynnies, pour s’en tenir au domaine gréco-romain, l’Antiquité est féconde en créatures hybrides et composites, dont la plupart d’ailleurs sont des représentations figurées de diverses instances de l’inconscient humain.
Alors, pourquoi consacrer une étude spécifique aux monstres lucianiques, et pas à tous les autres?
C’est que ces créatures sont cohérentes d'une part, et d'autre part le nom qui les désigne est tantôt un nom propre tantôt un composé court comme celui des centaures. Cohérentes, dans la mesure où elles associent 2 êtres de taille sinon équivalente, du moins en rapport; l’homme taureau est doublement logique, d’abord en raison du fait qu’un bovin peut être monté par un homme, et ainsi former avec lui un couple qui, dans l’imaginaire mythique, peut devenir indissociable; ensuite, pour des raisons symboliques et mystiques, du fait de l’étroit rapport entre le bovin, domestiqué par l’homme au néolithique et devenu désormais indissociable de sa destinée, jusqu’à devenir à l’époque minoenne ( II° millénaire) un avatar de Zeus en personne. D’ailleurs, rappelons-nous en quels termes Platon, et après lui, Virgile et Ovide, flétriront les sacrifices bovins et les hécatombes
 .
Ces créatures ne doivent en aucun cas prêter à rire; dans le meilleur des cas, elles sont divines (le centaure Chiron); dans le pire, terrifiantes (les Sirènes). C’est pourquoi les noms qui les désignent sout brefs, parfois aisément identifiables et parfois au contraire d’origine obscure.
Lucien au contraire s'applique à créer des composés interminables et burlesques, et à créer des monstres en forme d'oxymores: chez l'hippomyrmèque, il associe 2 êtres de tailles extrêmes: la fourmi (myrmex) et son "cavalier"; chez les lachanoptères (laitues volantes), il associe le règne végétal, dont Francis Ponge dira bien plus tard qu'il est "directement assumé par le sol", et le règne animal dans ce qu'il a de plus mobile et indépendant du sol : les oiseaux.
Ensuite il ya toute la série des projectiles de guerre:les cenchroboles (lance-millet), les scorodomaques (bombardiers d'ail), psyllotoxotes (lance-puces). Le contraste comique ici consiste dans l’agressivité des combattants et la nature dérisoire des projectiles: grains d blé, puces, gousses d'ail (encore qu'on puisse douter du caractère pacifique des puces et de l'ail...)

Une des formes de l’humour naî t aussi du travail et du jeu sur la langue ; Rabelais, en tant que Franciscain, avait traduit Lucien (cf. Michael Andrew Screech, Oxford); on sait son goût pour le délire verbal, la glossolalie organisée, les listes et les inventaires. Il est lui aussi l'auteur de quelques composés savoureux, qu'il va encore perfectionner par rapport à ceux de Lucien: lors de l'épisode de la guerre des andouilles ( Quart livre), à son tour, il invente des créatures burlesques dont le nom, composé, repose sur un calembour, et il peut alors se livrer au jeu classique des homoitéleutes, effet burlesque d'écho sonore qui ravissait les Grands Rhéteurs d’Athènes :
«
 Riflandouille rifloit Andouilles: Tailleboudin tailloit Boudins ».
 le procédé est constamment repris, et en particulier dans la bd imaginée en 1962 par Raymond Macherot, (Dupuis éd.), Sibylline ; Sibylline est une petite souris sympathique, qui lors d’un affreux combat, défend un gentil moineau (Friquet) contre … des affreux freux !




Hippomyrmèques, Tailleboudins, affreux freux, il n’y a pas de solution de ocntinuité entre l’ Histoire véritable et le 9° art…
Et pour preuve, nous n’en voulons que la parution récente d’une BD de Ayroles et Masbou (Delcourt éd.) dans laquelle figurent… rien autre chose que des Hippomyrmèques ! Il s’agit du récit intitulé De cape et de crocs.





 












Un dessinateur facétieux a réutilisé ces hippogypes et hippomyrmèques dans une Bande Dessinée qui reste pour l’instant un peu confidentielle, et où il s’inspire largement de l’Histoire vraie de Lucien, mais aussi, en une sorte de raccourci hardi, du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, descendant naturel de Lucien par l’intermédiaire du Cyrano du XVI°siècle…
 



2- Tératomachies 
quoi de plus intéressant, pour mettre en valeur ces aimables monstres, que de les voir se livrer bataille mutuellement? les personnages comiques sont mieux appréciés au cours d'un combat, parce que la guerre est le propre de l'homme... comme le rire, et que les deux s'accordent le plus souvent (et puis, parce qu'il faut bien aussi exorciser cette nécessité que l'homme éprouve à massacrer son semblable, à s'en glorifier et à s'en sentir coupable).
Or, dans l'univers imaginaire de Lucien, l'homme n'a pas de place, les créatures sont toutes animales. Les créations humaines ont également disparu: plus de casques, d'armures; à leur place, des haricots ou des lupins (Lucien nous fournit même un patron explicatif, pour le cas où le lcteur souhaiterait se confectioner une cotte de mailles en lupin: «  les cuirasses, disposées par écailles, étaient faites de cosses de lupins cousues ensemble, et dont la peau était aussi impénétrable que de la corne . » Notons néammons qu'excepté l'absence de l'homme et de ses produits, la scène est très réaliste: «  l'aile droite était occupée par les Hippogypes et par le roi, entouré des plus braves combattants au nombre desquels nous étions ; à l'aile gauche les salades ailées et au centre les troupes alliées , chacune à son rang.  Et les araignées avaient tissé une toile entre la lune et l'étoile du matin», réalisant ainsi la folle entreprise de Xerxès qui fit construire un pont reliant l'Europe et l'Asie. Plus généralement d'ailleurs l'Histoire vraie est une parodie de l'Odyssée; mais on voit ici que Lucien ne dédaigne pas d’ emprunter sa matière dans l’histoire, ce qui justifie probablement le titre qu’il donne à son œuvre d’Histoire vraie.
A son tour, bien des siècles plus tard, Rabelais mettra en scène quelqus inoubliables gigantomachies ou tératomachies; « ce cervelat écervelé, courrurent Andouilles sus Gymnaste, et le terrassaient vilainement, quand Pantagruel acourut le grand pas au secours. Adoncques commença le combat Martial pelle melle. Riflandouille rifloit Andouilles: Tailleboudin tailloit Boudins. Pantagruel rompoit Andouilles au genoil, Frère Ian se tenoit quoy dedans sa Truye tout voyant & consyderant, quand les Guodiveaulx qui estoient en embuscade sortirent tous en grand effroy sus Pantagruel. »
(Quart livre).
Aussi bien chez Lucien que chez Rabelais, les armes et même les personnages (pour Rabelais) sont de nature alimentaire. Comme si les auteurs avaient voulu exorciser la terreur ancestrale de la guerre en la travestissant, en la métamorphosant dans son exact contraire, la paix et tout ce qui l'accompagne, ripailles, mangeailles, beuveries.

 
Les armes elles-même sont végétales: " ils lançaient de très loin avec des frondes des radis énormes et se servaient de champignons comme boucliers.
Or, dans une bande dessinée de l' âge d'or de cet art, Sybilline, du dessinateur belge Macherot, on voit l'héroïne, la souris Sybilline, aux prises avec des freux, et la bataille s'engage à coups de... navets;  
          
          

 

Il est assez peu probable que Macherot se soit inspiré peu ou prou de Lucien parce que, excepté l'épisode du bombardement à coups de navets, on ne voit aucune autre allusion à l' Histoire véritable; on pourrait donc voir là une tentation éternelle de l'âme humaine: dédramatiser la guerre en la parodiant, et en substituant à l'instinct de   mort (se battre, tuer l'autre), l'instinct de vie (manger)
                              Donc, des combattants animaux ou aliments, des armes végétales...

Or une des caractéristiques de la littérature enfantine, conte ou Bande Dessinée, est précisément la rectification de l'univers par la "purification des espèces" (élimination de l'homme, hormis le héros) et le remplacement des créations de l'homme ( dont il est si fier) par des végétaux: Blanche neige , dans la version de Walt Disney, parle aux animaux de la forêt et devient leur amie,
dans une nature purgée de toute présence humaine;




les schtroumpfs vivent dans des champignons;

Sibylline combat les freux (corbeaux) à coups de navets . 

La création d'un univers purgé de l'homme passerait alors par un retour au stade pré-édénique où le héros (resté enfant) se réapproprie la création.
 
 
 
 
 
 
 
 
3 - la métamorphose n'est qu'une modulation de la créature composite; la différence est d'ordre spatio-temporel; la métamorphose présente une conglomération dans le temps, le monstre, dans l'espace.
De même que les monstres composites ne sont pas une création de Lucien, de même, la métamorphose et un thème traditionnel non seulement de la littérature mais aussi de la spiritualité antique. C'est ainsi que, parodiant les croyances des cultes à mystères ( Eleusis, Dionysos, Orphée, ) selon lesquels l'homme était assujetti à subir la "roue des naissances" si l'initiation ne venait pas l'en délivrer, il imagine à son tour des métamorphoses burlesques, comme la transformation de Pythagore en coq[1], et qui plus est, suprême dérision, en coq picorant... des fèves! Mais la métamorphose Lucianienne est une métamorphose inversée, car, contrairement à la tradition antique où la victime (Arachné la brodeuse par exemple) va prendre la forme d’un animal doué de la même particularité que lui (l’araignée), ici le pauvre Pythagore se voit affligé d’une incarnation bavarde et criarde (pour contredire la règle pythagoricienne du silence), aux couleurs éclatantes ( pour contredire la règle de frugalité et de sobriété) et qui plus est, gavé de fèves. Mais loin de se plaindre, notre philososphe, tout gonflé d’auto suffisance et de fatuité, explique que cette métamorphose ne lui est pas dommageable à partir du moment où elle s’inscrit dans le temps «C'est que tu ne connais, Micyle, ni les motifs de ma conduite ni les devoirs relatifs à chaque condition. Quand j'étais Pythagore, je ne mangeais pas de fèves, parce que j'étais philosophe; mais aujourd'hui, j'use de cette nourriture qui convient à la volaille et qui ne nous est pas interdite. » ...
Avec un iconoclasme quon ne saurait se dissimuler, Lucien sen prend plus volontiers aux dieux, aux rois et aux philososphes.
C
est pourquoi, au delà du procédé purement comique, il y a dans cet acharnement une véritable dérision du sacré.
En littérature, la métamorphose oscille constamment entre la terreur et le rire . Dans le 1° cas, elle n
est que lexpression du châtiment divin: Zaphora (pour sortir du domaine i.e) transformée en statue de sel pour avoir désobéi, Marsyas en rivière, pour ne citer que ces exemples. Les dieux exercent ainsi leur pouvoir sur les hommes, car ils ont toute puissance sur leur enveloppe corporelle, en souvenir du temps où ils le façonnèrent dans une motte de terre glaise.
Plus tard, la fable populaire reprendra à son compte cet effet de terreur et on verra des princes métamorphosés en crapauds ou en oiseaux (dans le conte russe de Finist, le beau faucon), des princesses en grenouille dans un conte hongrois,
Mais si l
on évacue toute croyance en une divinité transcendante, alors ce ressort tragique devient ressort comique. La dérision est aussi dans ce cas une arme très efficace pour exorciser (cest le cas de le dire...) lantique terreur que tout homme porte en lui, car toute vie est sujette à métamorphose: le bébé joufflu devient un vieillard caduc, et dans un colloque sur lhumour il ne sera peut-être pas déplacé de citer Raymond Queneau chanté par Juliette Gréco!
"Très sournois s'approchent
La ride véloce
La pesante graisse
Le menton triplé
Le muscle avachi" (1)

                                                                      
Mieux vaut en rire!


(1)
Si tu t’imagines
Paroles de Raymond Queneau
Chanté par Juliette Greco
si tu t'imagines
si tu t'imagines
fillette fillette
si tu t'imagines
xa va xa va xa
va durer toujours
la saison des za
saison des za
saison des amours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
si tu crois petite
tu crois ah ah
que ton teint de rose
ta taille de guêpe
tes mignons biceps
tes ongles d'émail
ta cuisse de nymphe
et ton pied léger
si tu crois petite
xa va xa va xa
va durer toujours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
les beaux jours s'en vont
les beaux jours de fête
soleils et planètes
tournent tous en rond
mais toi ma petite
tu marches tout droit
vers sque tu vois pas
très sournois s'approchent
la ride véloce
la pesante graisse
le menton triplé
le muscle avachi
allons cueille cueille
les roses les roses
roses de la vie
et que leurs pétales
soient la mer étale
de tous les bonheurs
allons cueille cueille
si tu le fais pas
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures!






Lucca, mars 2009.
 



[1] le songe ou le coq



[1] Alexandre ou le faux prophète.
[2] Histoire véritable

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